Grands témoins

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Philippe Lemanceau

Agroécologie

6 décembre 2017

Préservation des sols : une priorité absolue

Dans « Douce nuit », l’une des nouvelles de ce remarquable ouvrage qu’est « Le K » écrit par Dino Buzzati, une femme, couchée près de son mari qui lit paisiblement, tourmentée par une effroyable vision pleine de violences et de meurtres, demande à celui-ci de jeter un œil par la fenêtre. Et alors que l’auteur nous décrit de façon magistrale le tableau d’un jardin plongé dans l’obscurité où l’on s’entredévore dans le silence et l’indifférence, le mari après n’avoir rien observé de suspect, referme la fenêtre et vient se recoucher près de sa femme en déclarant sans la moindre hésitation :
« Dors tranquille, amour, il n’y a pas âme qui vive dehors, je n’ai jamais vu une telle paix ». C’est ce même constat que l’immense majorité d’entre nous si l’on nous interrogeait sur les sols. « Tout y est apparemment tranquille,
inerte »
, résume Philippe Lemanceau, directeur de recherche à l’INRA au sein de l’unité Agroécologie1 qu’il dirige à Dijon. Or en fait, il n’en est rien, les sols sont vivants, ils représentent un véritable patrimoine pour l’humanité et abritent un extraordinaire monde microbien qu’il faut préserver et dont il est impératif et urgent de tenir compte. Explications.

Propos recueillis par Jean-François Desessard.

Philippe Lemanceau, directeur de recherche à l’INRA,
il dirige l’UMR Agroécologie de Dijon

  • Comment décririez-vous globalement les sols ?

 

Philippe Lemanceau - Comme un monde où ça grouille, où ça fourmille, où ça se bouscule. Imaginez que quelques grammes de sol renferment 100 milliards de microorganismes, sans parler des autres formes de vie très nombreuses qui toutes jouent un rôle majeur dans le fonctionnement biologique des sols comme par exemple les vers de terre. Jusqu’à récemment, les scientifiques n’avaient qu’une vision partielle et tronquée de ce monde microbien présent dans les sols, l’unique manière d’étudier ces microorganismes étant en effet de les cultiver au laboratoire. Or cette stratégie, développée par Louis Pasteur, ne permet d’avoir accès qu’à une très faible fraction (de 1 à 10%) de l’ensemble des microorganismes du sol. Il était donc difficile de comprendre le fonctionnement biologique des sols. C’est un peu comme si lors d’une pièce de théâtre, seuls les faisceaux lumineux très limités d’une poignée de projecteurs n’éclairaient que certains acteurs dont le jeu est pourtant influencé par celui d’autres restant dans l’obscurité. Le spectateur ne comprendrait donc pas la pièce ou, pire, pourrait faire des erreurs d’interprétation. Mais les immenses progrès réalisés, en particulier à l’INRA et au sein de l’UMR Agroécologie, permettent maintenant d’extraire l’ADN du sol et d’en analyser le polymorphisme, notamment via des méthodes de séquençage, et d’appréhender ainsi l’ensemble de la diversité microbienne d’un sol dont la richesse est telle qu’environ 100 000 à 1 million d’espèces microbiennes différentes sont présentes dans un tout petit gramme de sol. C’est une diversité qui donne un peu le vertige d’autant quand on sait que jusqu’à présent sur toute la Terre n’ont été décrites que 5 400 espèces de mammifères, 10 000 espèces d’oiseaux, 310 000 espèces de plantes et 950 000 espèces d’insectes.

 

  • Quel est le rôle de ces si nombreux microorganismes dans les sols ?

 

Philippe Lemanceau - Nous sommes encore bien loin aujourd’hui de connaître toutes les activités de ces microorganismes et surtout leurs interactions dont nous ne commençons qu’à réaliser la complexité de leurs réseaux dans les sols. Nous savons notamment que les microorganismes du sol ont un rôle déterminant dans la croissance et la santé des plantes, ce qui n’est pas très surprenant au regard de l’histoire de l’évolution du monde vivant au cours de laquelle les microorganismes ont notamment permis aux plantes, issues du milieu aquatique, de s’adapter à leur nouvel environnement terrestre. C’était il y a un peu plus de 400 millions d’années. Rappelons aussi que contrairement aux animaux qui peuvent se déplacer, notamment afin de fuir des conditions de stress, les plantes, elles, doivent composer avec l’environnement dans lequel elles se trouvent. Aussi est-il impératif qu’elles puissent développer des stratégies, auxquelles sont associés les microorganismes dans le cadre de longs processus de coévolution, afin de pouvoir s’adapter face aux différents stress qu’elles doivent affronter. Les scientifiques que nous sommes en sont même venus aujourd’hui à considérer que la plante, seule, n’existe pas. Elle est en effet nécessairement associée à un microbiote. On parle alors de super organisme, voire d’holobionte, représentant l’ensemble de la plante et de son microbiote associé.

 

  • Au vu de l’importance des microorganismes du sol, comment préserver et valoriser leur biodiversité ?

 

Philippe Lemanceau -  Outre ses effets bénéfiques sur la croissance et la santé des plantes, le fonctionnement des microorganismes du sol contribue à la fourniture d’autres services essentiels pour l’Humanité, tels que la régulation du climat en permettant par exemple de réduire la teneur en CO2 de l’atmosphère grâce au stockage de carbone dans les sols mais également la biofiltration de l’eau. Pourtant, la biodiversité microbienne des sols a longtemps été ignorée. Aujourd’hui, l’un des enjeux de l’agroécologie est  de préserver et valoriser cette biodiversité et les interactions biotiques dans les agrosystèmes, dans les sols en particulier, l’objectif étant de faire des microorganismes du sol nos alliés pour réduire l’utilisation des engrais et des pesticides. Pour y parvenir, il nécessaire dans un premier temps d’établir un diagnostic de la qualité biologique des sols. Grâce au développement de méthodes de caractérisation du microbiote des sols et de référentiels d’interprétation, il est désormais possible de dresser ces diagnostics à l’image de ce qui se fait depuis longtemps pour les analyses physico-chimiques. Un diagnostic qui doit ensuite s’accompagner de conseils relatifs à la gestion des sols. Il est donc crucial de travailler ensemble avec les agriculteurs afin de mieux connaître l’effet de différentes pratiques agricoles dans un environnement donné sur l’évolution de la biodiversité, du fonctionnement biologique des sols et au final de la performance agronomique, environnementale mais aussi économique. A terme, l’ensemble des informations en cours d’acquisition permettra de prédire l’effet de telle ou telle pratique sur ces paramètres et de construire des outils d’aide à la décision pour l’agriculteur. Autant de connaissances essentielles pour la conception de systèmes agroécologiques vertueux, c’est-à-dire qui permettent de préserver l’environnement tout en fournissant une production agricole en quantité suffisante. Une nouvelle dynamique grâce à laquelle l’agriculteur est pleinement acteur et maître de ses choix.

 

  • Quelles perspectives envisagez-vous pour l’évolution des recherches dans le domaine de la gestion de la biodiversité des sols ?

 

Philippe Lemanceau -  Nous sommes encore bien loin de connaître et comprendre le fonctionnement biologique des sols. Ceci représente un enjeu majeur pour l’agriculture et la gestion de l’environnement, mais également pour la recherche de nouveaux composés utiles pour la pharmacie, la phytopharmacie et la biotechnologie. Rappelons que c’est d’un microorganisme du sol qu’est issu le premier antibiotique. Un enjeu majeur des recherches en écologie microbienne du sol pour identifier des leviers qui vont nous permettre de mieux valoriser encore le microbiote associé aux plantes pour leur croissance et leur santé. Il s’agit de déterminer quels sont les caractères génétiques grâce auxquels la plante va puiser dans le sol des fonctions microbiennes qui lui soient bénéfiques. Une fois ces caractères identifiés, il sera alors possible de sélectionner des plantes d’intérêt agronomique valorisant mieux l’environnement biotique dans lequel évoluent leurs racines et dépendant d’intrants de synthèse. On peut également se poser d’autres questions dont les réponses nécessiteront de relever des défis autrement plus difficiles. Parviendra-t-on par exemple à transférer le microbiote d’un sol fertile dans un autre sol qui, lui, ne l’est pas, alors que les conditions physico-chimiques ne sont pas réunies pour que ce microbiote s’y maintienne ? Réussira-t-on à accélérer les processus de fabrication des sols pour les générations à venir ? Ces questions passionnantes, nous nous les posons évidemment dans le cadre d’une réflexion plus globale sur la gestion des sols qui représente un patrimoine pour l’Humanité non renouvelable à notre échelle de temps. Il s’agit de challenges pour les prochaines décennies, challenges que nous devons aborder avec l’humilité nécessaire à laquelle nous invite la complexité du monde microbien.

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