16 décembre 2019
Hamidou Tembine, professeur à l'Université de New York
© H. Tembine
En plus des multiples fonctionnalités dont il dispose déjà, votre téléphone portable permettra-t-il dans un avenir plus ou moins proche d’acheminer des télécommunications, autrement dit de servir de relais dans un vaste réseau où chaque mobile allumé jouerait ce rôle ? L’idée d’utiliser les antennes virtuelles que renferment nos téléphones portables afin de tisser un réseau par lequel circulerait l’ensemble des données émises par les utilisateurs n’est pas nouvelle. Mais pour les chercheurs et les opérateurs du domaine des télécommunications, la question était de savoir si un tel dispositif était envisageable et pouvait être mis en place. Or la thèse que vient de soutenir l’étudiant chinois Jian Gao le 6 décembre dernier, travail financé par l’Université de New York et mené sous la direction du professeur Hamidou Tembine, mathématicien malien lui-même en poste dans ce prestigieux établissement depuis plusieurs années, en apporte une remarquable démonstration.
Depuis la fin des années quatre-vingt dix, alors que le développement de la télévision numérique terrestre (TNT) contribuait à faire disparaître progressivement les antennes de la télévision hertzienne des toits de grandes villes comme Paris, d’autres antennes, plus volumineuses, ont commencé à envahir peu à peu cet espace afin de bâtir le réseau nécessaire à l’acheminement des télécommunications du téléphone portable alors en pleine explosion. Ainsi au fil des années les opérateurs télécoms ont mis en place dans les grandes villes des réseaux de plus en plus denses et optimisés. Parallèlement, les téléphones portables n’ont cessé d’évoluer. Et alors qu’initialement ils n’étaient équipés que d’une antenne extérieure, ils disposent aujourd’hui d’une dizaine d’antennes intégrées. C’est dans ce contexte favorable que Hamidou Tembine et Jian Gao ont décidé de lancer des études puis de procéder à des tests pour voir s’il était possible de concevoir un réseau de télécommunications dans lequel l’acheminement des données pourrait être assuré uniquement par des téléphones portables allumés.
« Notre objectif était de modéliser un tel réseau et d’indiquer quelles seraient ses caractéristiques et ses capacités d’émission et de réception », précise Hamidou Tembine. Le modèle sur lequel ils ont travaillé est une ville de la taille de New York avec sa population, abritant un certain nombre de bâtiments à l’intérieur desquels des téléphones portables sont actifs. « Si quatre téléphones portables sont allumés dans un immeuble, vous disposez alors de l’équivalent d’une antenne relais installée sur le toit de cet immeuble », indique le chercheur malien. Aussi dans une ville de la densité de New York est-il possible d’obtenir alors une puissance supérieure à celle délivrée par les antennes relais déjà opérationnelles. Et ce mathématicien de prendre l’exemple de deux personnes partageant un verre à une terrasse de café. A peine deux mètres les séparent. Pourtant, si la première décide d’appeler la seconde, l’appel effectué va devoir transiter par l’antenne relais la plus proche avant d’être acheminé vers le mobile de son interlocuteur. Or ce transport de données nécessite beaucoup d’énergie, « alors qu’avec notre dispositif, nous en économisons », souligne-t-il. Une fois faite la démonstration mathématique de la réalité et de l’efficacité de cette solution, ces chercheurs de l’Université de New York ont réalisé des expérimentations sur le terrain qui ont confirmé les potentialités énormes d’une telle solution. D’où le Best Paper Award attribué à Jian Gao et Hamidou Tembine en mars 2018 suite à la conférence internationale WINCOM1 organisée en novembre 2017 à Rabat, au Maroc, par l’Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE) et au cours de laquelle furent présentés ces travaux.
Des représentants de certains opérateurs télécoms assistaient à cette conférence et ont reconnu la qualité du travail présenté et la faisabilité du projet. Aussi savent-ils désormais que l’idée d’acheminer de l’information de bout en bout sans passer par des antennes relais, voire des box, n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité. La démonstration en a été faite. Pour autant, sont-ils prêts à déployer un tel réseau au cours des prochaines années ? « Pas vraiment », répond Hamidou Tembine. « Avec son développement, le statut des utilisateurs s’en trouverait modifié puisque ces derniers seraient alors impliqués pleinement dans le fonctionnement de ce réseau », explique-t-il. Son téléphone portable représentant une maille par laquelle transiteraient des données, autrement dit offrant un service à l’ensemble de ce réseau, l’utilisateur serait en droit de réclamer une rémunération qui pourrait être alors matérialisée sous la forme d’un escompte consenti sur son abonnement calculé à partir du trafic véhiculé par son portable. D’où le risque pour les opérateurs télécoms de voir leur trop grand pouvoir remis en cause. Qui plus est, afin de préserver ses intérêts, cette communauté très fermée a toujours privilégié une évolution progressive du système. « A plus ou moins long terme, je pense qu’ils y viendront et utiliseront les téléphones portables comme relais, mais aussi comme box, tout en conservant les antennes relais sur les toits »
Au nombre des opérateurs télécoms présent à Rabat, les Chinois ont été particulièrement intéressés par ces travaux d’autant plus que dans les nombreuses grandes villes que compte la Chine, ils sont confrontés à ce problème de la nécessité de multiplier les antennes relais, ce qui suscite de plus en plus de critiques de la part du public. Aussi, dans des mégapoles telles que Shanghai et Shenzhen, ont-ils déjà commencé à tester ce qu’on appelle la « transmission directionnelle » qui permet d’acheminer des données via des box extérieures et les téléphones portables présents à l’intérieur d’un immeuble. « Les travaux développés dans la thèse de Jian Gao pourraient donc à terme faire l’objet de développements dans ces villes super-denses », estime Hamidou Tembine. Des travaux qui pourraient également générer des solutions intéressantes répondant à des situations spécifiques, comme par exemple à l’occasion des attentats du 11 septembre 2001 à New York où, le réseau de télécommunications du quartier touché, en raison de ses mailles détruites, endommagées ou trop encombrées, ne put répondre à la demande trop forte des utilisateurs. « Nous avons procédé à des tests dans des lieux spécifiques qui accueillent des foules de gens comme les stades de football ou de base-ball, toutes ces personnes disposant de téléphones portables par lesquels peuvent transiter de nombreuses données, en particulier des vidéos. Or pour les acheminer, nous avons utilisé de petits drones offrant un point d’accès à la Wi-Fi via un téléphone portable », résume-t-il.
Spécialiste de la théorie des jeux, Hamidou Tembine quittera bientôt définitivement ses fonctions au sein de l’Université de New York pour s’installer en Californie où il va créer au sein de la très réputée Université de Californie à Los Angeles (UCLA) un laboratoire dont les travaux seront consacrés à ce domaine des mathématiques qui s’intéresse aux interactions stratégiques des agents ou des joueurs. Jian Gao y sera l’un de ses principaux collaborateurs. « Dans la théorie des jeux, il existe principalement deux branches, l’une qui étudie la coopération, l’autre la compétition. D’autres s’intéressent plus spécifiquement à l’altruisme ou encore au soutien mutuel », rappelle-t-il. De la théorie des jeux, et plus particulièrement de coopération et de la compétition, on en trouve évidemment dans le sujet de thèse soutenue par Jian Gao. Un téléphone mobile utilisé comme relais a-t-il intérêt à envoyer les données des autres téléphones sachant qu’il va alors épuiser ses batteries ? Quel est son intérêt ? Pour autant, s’il le fait, ses propres données seront envoyées via d’autres téléphones portables. « La théorie des jeux a pour objectif d’expliquer ces suggestions », précise le chercheur malien. D’autres questions devront ensuite trouver réponses. Ce réseau sera-t-il durable ? A long terme, le public continuera-t-il à l’utiliser. « Nous devons alors en faire la preuve mathématique ». Se posera également la question de savoir quel est le chemin à emprunter pour acheminer les informations dans les meilleurs délais ? « Or notre rôle va être d’étudier de manière probabiliste les meilleurs chemins pour les faire aboutir de la façon la plus efficace ». Passionnant, non ?■
© H. Tembine
De droite à gauche : Gus Xia, professeur d'informatique à l'Université de New York avec lequel Jian Gao a travaillé avant d'entamer sa thèse, Jian Gao, docteur ayant soutenu sa thèse le 6 décembre 2019, Hamidou Tembine, professeur spécialiste de la théorie des jeux à l'Université de New York.